DARWIN ET LES OISEAUX

René DRUAIS
Juge C.N.J.F_ O.M.J
 
Une équipe de paléontologues chinois et britanniques vient de découvrir dans le nord-est de la Chine , enfouis dans des roches vieilles de quelques 160 millions d’années , plus de 20 squelettes fossilisés d’un nouveau type de ptérodactyles ( reptiles volants , rois du ciel à l’époque des dinosaures ) . Cette nouvelle espèce a été baptisée «  Darwinopterus modularis » en l’honneur de Charles Darwin dont on fêtait en 2009 le bicentenaire de la naissance .
Cette même année , Jorn Hurum , paléontologue norvégien et son équipe de spécialistes, présentaient « Ida » , fossile parfaitement conservé datant de 47 millions d’années, d’un primate arboricole qu’ils considèrent comme un maillon de la chaîne entre les primates archaïques et les hominidés et qu’ils ont nommé « Darwinius masillae » (1) pour les mêmes raisons que leurs collègues .
Déjà de son vivant , Darwin avait eu cet honneur : une montagne de la Terre de feu en Patagonie , une ville d’Australie , un îlot et un volcan aux Galapagos , un crocodile , un gecko marbré , deux grenouilles , une souris à grandes oreilles et un tinamou ( Nothura darwinii Gray 1867 ) lui ont été dédiés et portent donc son nom .
   
Le voyage à bord du « Beagle » .
Lorsqu’il embarque à bord du Beagle en 1831 , Darwin n’a que 22 ans . Il avait interrompu ses études de médecine au bout de 2 ans et accepté pour faire plaisir à son père, de faire de la théologie en vue d’être pasteur. Mais sa vraie vocation , c’était la nature : il passait plus de temps à monter à cheval , à chasser et à collecter des coléoptères qu’à étudier .
Certains de ses professeurs l’avaient initié à la botanique et à la géologie : il savait donc réaliser des relevés de terrain , dessiner une carte , reconnaître et classer des fossiles … Il avait aussi appris la taxidermie .
Aussi , alors qu’il avait été embauché par le capitaine FitzRoy principalement pour lui tenir compagnie , il se considéra vite comme le naturaliste du bateau , rôle en principe dévolu au médecin du bord Mac Cormick .
La mission du Beagle était de cartographier les côtes de l’Amérique du sud , mais dès qu’il en avait l’occasion , Darwin descendait à terre et entreprenait de longs périples ( jusqu’à 960 km ) à l’intérieur des terres d’où il ramenait toutes sortes d’échantillons ( fossiles , roches , coraux , plantes et animaux ) qu’il entreposait sur le bateau en attendant l’opportunité de les ramener à Londres dès qu’un bateau y retournait .
   
L’« autruche » de Darwin .
 
Nandou de Darwin
Au cours de ses expéditions dans les pampas de Patagonie , Darwin eut à plusieurs reprises l’occasion d’observer des nandous ( qu’il nomme autruches ) . Les gauchos lui apprirent alors l’existence d’une autre espèce plus petite et bien plus rare qu’ils appelaient « avestrus petise» mais malgré tous ses efforts , il ne réussit pas à en capturer .
Or un jour , Conrad Martens , le peintre de l’expédition , en tua une , la fit cuire et l’apporta à table . Darwin rapporte : « Il m’a fallu un temps avant que je saisisse de quel oiseau il s’agissait ; il avait déjà été plumé et cuit avant que je comprenne » (2). Fort heureusement , la tête , le cou , les pattes , les ailes , la peau et toutes les grandes plumes ont pu être récupérées et avec cela , Darwin réussit à reconstituer un spécimen presque parfait qu’il expédia un peu plus tard en Angleterre .
« Mr Gould , en décrivant cette nouvelle espèce , m’a fait l’honneur de lui donner mon nom » écrira-t-il dans son récit de voyage(2) . Effectivement Gould en 1837 avait nommé l’espèce , Rhea darwinii . Ce qu’il ignorait , c’est qu’un autre explorateur français , Alcide d’Orbigny avait déjà observé cette espèce et il l’avait décrite en 1934 et appelée Rhea pennata dans son « Voyage dans l’Amérique méridionale ».
C’est donc ce dernier nom latin qui a eu la priorité ; mais le plus curieux , c’est qu’alors que ses compatriotes utilisent le terme Lesser rhea ( Petit nandou ) , c’est en français que Darwin est honoré : Nandou de Darwin !
 
 
 

La tourterelle des Galapagos .

 
Lorsqu’en mars 1834 , le Beagle fait route vers les Galapagos , on a pour toutes connaissances de ces îles que les récits des membres d’une expédition débarquée 300 ans plus tôt sur ce chapelet d’îles et d’îlots où vivaient de grosses tortues et des oiseaux marins inconnus , se laissant approcher sans crainte par l’ homme .
Comme à son habitude , Darwin descend à terre mais , passionné de géologie , il s’intéresse principalement aux volcans , laissant à Syms Connington , l’ancien mousse du bateau devenu son assistant , le soin de collecter les plantes et de capturer les oiseaux .
Parmi ceux-ci figure le seul colombidé présent sur les îles : la tourterelle des Galapagos . Ramenée comme les autres à Londres , Gould la décrira en 1841 sous le nom de Zenaida galapagoensis .
De tous les oiseaux de cet archipel , c’est sans doute le seul que l’on ait une chance de voir un jour en concours en Europe bien qu’il soit encore très rare en élevage .
Tourterelle des Galapagos
C’est la plus petite du genre : ses parties supérieures sont brunes avec des irisations sur les côtés du cou ; chaque plume des couvertures alaires est noire entourée de blanc d’où un dessin perlé ; derrière les yeux , on retrouve les 2 stries noires du genre mais séparées par du blanc crémeux . Les pattes sont rouges , le bec est noir et légèrement courbé et son cercle oculaire est d’un joli bleu turquoise .
On lui reconnaît 2 sous-espèces : exsul , légèrement plus grande et plus sombre , vit sur les petites îles au nord de l’archipel : Darwin (Culpepper) et Wolf (Wenman) alors que galapagoensis réside sur les autres plus grandes îles .
Leur régime alimentaire est varié , à la fois insectivore ( chenilles et larves de mouches ) et végétarien ( fleurs , fruits et graines de cactus ou d’autres plantes ) . La nidification peut s’étaler de janvier à novembre selon le climat de chaque île , très variable selon les courants marins . Le nid est rudimentaire comme celui de tous les colombidés et situé dans une cavité rocheuse ou un vieux nid d’oiseau-moqueur à 75 cm au dessus du sol .
La ponte est de 2 œufs , couvés 13 jours . L’envol des jeunes se faire entre 15 et 17 jours . Le couple peut réaliser 3 couvées en une saison .
L’espèce n’est pas spécialement menacée sur les îles sans prédateurs ou dans les zones peu habitées . Le danger vient plus des chats importés que des rapaces , ainsi que de la pression d’un tourisme mal contrôlé .
   
Les oiseaux des Galapagos .
 
 Carte des Galapagos
En plus cette tourterelle , le Beagle ramena dans sa soute , une buse , 2 hiboux , 3 espèces d’oiseaux moqueurs , une hirondelle , 3 gobe-mouches , un sylvicole et plusieurs espèces d’oiseaux que Darwin , devant les différentes tailles des becs de ces oiseaux , classa en gros-becs , pinsons , loriots et troglodytes .
Comme à son habitude , il les étiqueta avec soin mais sans noter sur quelle île , ils avaient été capturés . Tout juste nota-t-il :  « Lorsque je vois ces îles , occupées par ces oiseaux , de structure légèrement différente alors qu’ils occupent la même place dans la nature , je dois soupçonner que ce ne sont que des variétés » .
Mais il était loin de se douter de l’importance que ces oiseaux allaient prendre dans la suite de son travail de naturaliste .
Après un mois passé dans l’archipel , le Beagle poursuivit sa route par Tahiti , la Nouvelle-Zélande , l’Australie et la Tasmanie…avant de prendre le chemin de l’Angleterre .
   
Les « pinsons » de Gould .
Dès son retour , Darwin s’empresse de confier l’étude de tous les spécimens qu’il a ramené de son périple à divers spécialistes .
C’est ainsi qu’en janvier 1837 , les oiseaux capturés aux îles Galapagos sont confiés à John Gould , le responsable de la section ornithologique de la Société zoologique de Londres . Contrairement à Darwin , Gould est un spécialiste . S’il a débuté comme jardinier , il est ensuite devenu taxidermiste et depuis plus de 6 ans , ses fonctions lui permettent d’être le premier à étudier les oiseaux exotiques arrivant par centaines des quatre coins de l’immense empire colonial britannique et dont on lui confiait les « peaux » pour les naturaliser .
Deux mois plus tard , Gould lui rendit compte de son travail : malgré leurs différences de taille et de forme de bec, les « fringilles » étudiés appartenaient à une seule et même famille , inconnue jusqu’alors , qu’il subdivisa en 4 genres . Il en fit une description précise .
Darwin regretta alors de ne pas avoir noté sur quelle île chaque espèce avait été capturée ; il s’empressa de contacter d’autres membres de l’expédition qui avaient ,eux aussi, collecté ces oiseaux et par chance , il réussit à retrouver leur origine géographique . Il se rendit ainsi compte que chaque espèce occupait une île différente .
Son travail de réflexion pouvait commencer .
Darwin ne fit jamais allusion à l’importance du travail de Gould et ce dernier ne lui en a jamais voulu . Malgré tout , ce ne serait que justice que d’appeler ces oiseaux : les « pinsons » de Gould .
   
  
Les géospizes des Galapagos .
Dans la 2ème version de son récit de voyage parue en 1845 ( soit 9 ans après son retour ) , le chapitre sur les Galapagos a été passablement modifié . Darwin y note :  « Le groupe des moineaux est singulier : ses membres se ressemblent par la forme de leur corps , leur courte queue et la livrée sombre de leur plumage mais le fait le plus curieux est la parfaite gradation de la grosseur des becs chez les différentes espèces » .
Il avait pris conscience que chaque espèce occupe une île différente et en conclut que l’isolement géographique avait pu entraîner une différenciation des espèces à partir d’un même ancêtre commun . La suite de ses réflexions lui permirent de faire le lien entre le régime alimentaire de chaque espèce et la forme caractéristique de leur bec .
Il comprit alors que ces oiseaux ( qui ne seront vraiment connus sous le nom de « pinsons de Darwin » qu’en 1937 ) représentent l’aboutissement d’une remarquable expérience naturelle de l’évolution .
Loin dans le passé ( on parle actuellement de 2,5 millions d’années ) , un ancêtre commun aurait réussi à atteindre l’archipel et en l’absence de concurrence directe , ses descendants auraient évolué et se seraient spécialisés ( en acquérant des becs différents ) pour occuper tous les biotopes disponibles .
Selon une étude récente comparant les séquences génétiques des géospizes des Galapagos à celles de 28 autres espèces d’embérizidés et de fringillidés , ce serait le sporophile obscur Tiaris obscura qui serait l’espèce actuelle la plus proche de cet ancêtre commun ; mais on cite aussi le jacarini noir (Volatinia jacarina) ou le moisson pied-blanc ( Melanospiza richardsoni).
 
Ce dont nous sommes par contre certains , c’est que ces oiseaux ne sont pas des pinsons ( de la famille des fringillidés ) mais des géospizes ( de la famille des embérizidés , comme les bruants et les sporophiles ) .
Michel Ottaviani en a fait une description extrêmement détaillée dans les numéros 155 à 158 de la revue « Les oiseaux du monde » en 1998 .
Il n’est donc pas utile de les présenter à nouveau tous : le tableau ci-joint suffira , je l’espère pour vous les remettre en mémoire .
Genre Geospiza
   
Néanmoins , l’un d’entre eux mérite un peu plus d’attention : c’est le géospize pique-bois .
Voilà en effet un des rares oiseaux ( avec le percnoptère d’ Egypte et le corbeau de Nouvelle-Calédonie ) à savoir se servir d’un « outil » .
En saison sèche , quand il ne trouve pas les insectes qu’il mange habituellement , il se sert d’une brindille ou d’une épine de cactus pour déloger les insectes ou les larves cachés dans les rainures des écorces et que son bec trop court l’empêche d’atteindre . Il est capable d’essayer plusieurs outils avant de trouver celui qui convient et même de les raccourcir pour les rendre plus efficaces .Ce comportement n’est pas systématique mais peut être utilisé jusqu’à la moitié de son temps de recherche de la nourriture .
 Gospize pique-bois
   
La théorie de l’évolution .
On peut lire dans un catalogue touristique sur les îles Galapagos : « Le voyageur le plus célèbre a été Charles Darwin qui explora l’archipel en 1835 . Etonné par la faune spécifique des îles , il étudia plus particulièrement les différentes espèces de pinsons qui s’y trouvent . Ses études lui permettront à son retour d’élaborer sa théorie de l’évolution des espèces à partir du processus de sélection naturelle qu’il y a observé » .
N’ayant , ni relevé sur quelles îles les oiseaux avaient été prélevés , ni encore moins noté leur régime alimentaire ( qui constitue un élément important dans la variabilité des becs ) , Darwin ne pouvait pas avoir élaboré sa théorie au cours de son séjour là bas .
Il est même probable que sans ces oiseaux , il serait parvenu à des conclusions identiques . Car l’idée de la sélection naturelle n’était pas nouvelle . Déjà son grand père Erasmus Darwin dans son livre Zoonomia publié en 1794 écrivait : « La cause finale de la lutte entre mâles semble être que l’animal le plus fort et le plus actif puisse propager l’espèce qui en serait ainsi améliorée » .
Bien qu’il s’en soit toujours défendu , Darwin connaissait aussi les idées du français Lamarck sur la transformation des espèces ( « Philosophie zoologique » 1809 ) .
Son grand mérite aura été d’accumuler , de manière scrupuleuse et scientifique , le maximum d’exemples et de preuves pouvant étayer ses thèses .
   
Les pigeons de Darwin .
Pour pouvoir mieux faire comprendre à ses contemporains la sélection naturelle , Darwin va s’intéresser à la sélection « artificielle » des éleveurs : il interroge ceux-ci , leur fournit des questionnaires , collecte toutes les données , prend des mesures . Il travaille sur les squelettes de poulets , de dindes , de canards . Il va même jusqu’à construire un pigeonnier sur son domaine où il élève toutes sortes de pigeons de fantaisie ( plus d’une quinzaine de races ) . Il justifiera ce choix par la suite : « L’éleveur peut , avec la plus grande facilité , choisir et accoupler ses oiseaux , et observer promptement les résultats de ses essais , car le pigeon se multiplie avec une grande rapidité » (3) .
Tous les croisements qu’il effectue lui permettent de prouver qu’à partir d’un ancêtre commun (le pigeon biset) des variations sont apparues naturellement ; au fil des années , les éleveurs ne sont intervenus que pour fixer , par sélection , les variétés dues au hasard et multiplier ainsi les différentes « races » de pigeons ( ou d’autres animaux domestiques ) .
Pigeons de fantaisie
Il ne restait plus à Darwin qu’à prouver que le même processus pouvait se produire dans la nature , même si cela pouvait prendre beaucoup plus de temps .
Croire en l’évolution était une chose , l’expliquer et la prouver en était une autre .
Et s’il a attendu plus de 20 ans avant de publier son œuvre majeure « De l’évolution des espèces par voie de sélection naturelle » , c’est qu’il savait qu’elle heurterait les croyances religieuses de son époque et qu’il lui fallait donc trouver le maximum d’exemples irréfutables pour convaincre les plus sceptiques .
   
Conclusion .
Des exemples , Darwin en a accumulé un grand nombre , tant son sens de l’observation et son souci de ne rien affirmer qui ne puisse être prouvé étaient remarquables . Sa théorie de l’évolution , si elle n’est vraiment pas née aux Galapagos contrairement à ce qui est encore affirmé un peu partout , doit néanmoins ses premiers germes au travail minutieux de John Gould sur les « pinsons » .
Sans ceux-ci , Darwin serait sûrement parvenu à des conclusions identiques . Il les a exprimées ainsi : « Tout être qui varie un peu d’une manière profitable a de meilleures chances de survivre … Cette sélection des différences individuelles favorables et le destruction de celles qui sont néfastes , ont été nommées par moi : la sélection naturelle ou l’adaptation pour la survie »
 
(1) « Le chaînon Ida » ( A la découverte de notre plus vieille ancêtre ) Colin Tudge   JC Lattès . 2009 .
(2) « Voyage d’un naturaliste autour du monde » Charles Darwin 1859 .
(3) « De la variation des animaux et des plantes à l’état domestique » Charles Darwin 1868 .
   
  
BIBLIOGRAPHIE
La cannelle et le panda ( Les grands naturalistes explorateurs autour du monde ) Jean-Marie Pelt Fayard 1999
Voyages ( Trois siècles d’explorations naturalistes ) . Dr Tony Rice . Delachaux et Niestlé 1999 .
Voyage d’un naturaliste autour du monde .Charles Darwin (Traduction E . Barbier) La Découverte / Poche 2003
Darwin ( L’arbre de vie ) . Barbara Continenza . Belin Pour les sciences 2009 .
Darwin , c’est tout bête . Marc Giraud . Robert Laffont 2009 .